La revue d'architecture et de design
Thibault Philip : les matériaux biologiques comme territoire de design

Le regard s’arrête, surpris. Une suspension flotte dans l’espace, douce, est-elle organique ? Sa lumière est tamisée, presque liquide, douce et intrigante. On se rapproche, et c’est là que l’objet révèle sa matière : un assemblage délicat de membranes organiques, animales, précisément des chutes d’intestins issues de l’industrie agroalimentaire.
Un matériau aussi inattendu qu’oublié, que Thibault Philip, designer et artiste basé à Rennes, détourne et sublime au fil de ses projets, non sans nous rappeler le travail Kami-Kami avec d’autres déchets…
Diplômé de l’EESAB Rennes, formé auprès de Marlène Huissoud à Paris et de Nacho Carbonell à Eindhoven, Thibault Philip développe une pratique singulière à la croisée de l’art, de l’artisanat et du design. Son travail, nourri par l’expérimentation et l’étude de techniques ancestrales, questionne frontalement notre rapport à la matière, au vivant et à la transformation…
On aime, on déteste, on est intrigué…
Redonner sens à la matière rejetée
À l’origine de cette démarche, un constat simple : l’industrie alimentaire rejette quotidiennement des chutes d’intestins jugées impropres à la consommation. Trop trouées, trop petites, elles sont destinées à l’incinération ou à la disparition discrète. Le designer y voit, lui, une matière première aux qualités plastiques et symboliques immenses.
Inspiré par les savoir-faire oubliés des peuples inuit ou subsahariens, Thibault Philip transforme cette matière biologique en une nouvelle toile pour y dessiner de nouveaux projets : papier, fil, tresse, feuille… Chaque pièce est le fruit d’un travail de teinture (à l’encre de seiche, au nila ou à la racine de garance), de façonnage manuel et d’assemblage sans colle ni résine, grâce aux propriétés auto-adhésives des protéines animales mises en lumière en collaboration avec le CNRS.
Objets-lumières et sculptures identitaires
Le projet « Holm » incarne cette recherche de simplicité et d’impact. Déclinée en plusieurs versions, cette suspension rappelle la série Akari d’Isamu Noguchi, tout en en renouvelant l’esthétique par la transparence charnelle de l’intestin. Présentée notamment à la Paris Design Week ou au sein du studio danois Lendager, la pièce réconcilie technique, poésie et circularité.
Autre projet phare, « Louvanes », se déploie comme un vitrail vivant, fusion de nids, de lumière et de textures étranges. Ses formes libres, ses teintes végétales et son échelle imposante en font un objet-luminaire qui flirte avec l’installation monumentale. Il n’est plus seulement question de design d’objet, mais bien de design d’émotions.
Design viscéral et esthétique du rebut
Dans une série de pièces soufflées, Service/Viscère, le verre prend lui aussi les formes des viscères. Chaque contenant est réalisé à partir de moules en organes, mêlant techniques verrières et références anthropologiques. L’approche est frontale, presque dérangeante, mais elle soulève une question essentielle : quelles valeurs attribuons-nous à une matière selon son origine ?
Ce travail de réhabilitation esthétique interroge le système de valeurs du design occidental, souvent déconnecté de la matière brute. À travers ses œuvres, Thibault Philip propose une esthétique honnête, radicale, sensible, où la beauté naît de ce qui était caché, rejeté ou oublié.
Une pratique qui conjugue transmission, recherche et création
Plus qu’un designer, Thibault Philip se positionne en chercheur-matiériste. Il collabore avec le CNRS, intervient dans des résidences en milieu industriel, et transmet ses gestes au grand public via des ateliers, y compris avec des ouvriers d’abattoirs ou des enfants en difficulté scolaire. Cette dimension pédagogique renforce le propos de son œuvre : reconnecter les humains à leurs matériaux, leurs racines, leurs récits.
Le travail de Thibault Philip ne se réduit ni à l’objet ni à l’installation. Il dessine une cartographie sensible de la matière, une réflexion sur notre époque, notre alimentation, nos déchets et nos esthétiques…
En savoir plus sur le designer : Thibault Philip
© InesGicquel, LukasPersyn

































































