La revue d'architecture et de design
Rencontre avec Jean-Philippe Nuel
L’architecte Jean-Philippe Nuel nous a ouvert les portes de son studio situé à Nogent sur Marne qui célèbre ses vingt ans d’existence cette année.
Spécialiste de l’architecture d’intérieure hôtelière avec de prestigieuses réalisations à son actif (Molitor, Hilton, Radisson..) mais aussi des boutique hôtels comme le Grand Balcon à Toulouse ou l’hôtel Thérèse, le Général (parmi tant d’autres), Jean-Philippe Nuel a cette particularité de posséder une maitrise d’oeuvre globale qui navigue entre l’architecture, l’architecture d’intérieur et le design, ce qui lui vaut de nombreuses collaborations avec des marques d’éditions telles que CINNA ou encore Art & Floritude.
Pouvez vous nous raconter un peu votre parcours?
Je suis architecte DPLG de formation, diplôme que j’ai obtenu aux Beaux Arts. En sortant de l’école j’ai fait beaucoup de concours…j’ai été primé à différents concours d’étudiants, des concours d’idées, et puis j’ai eu un jour l’opportunité d’avoir une commande privée pour faire un hôtel situé à Saint Germain des Prés, que j’ai voulu faire en temps qu’architecte mais aussi d’aller jusqu’au bout et traiter entièrement l’architecture d’intérieur également. Cela a représenté le début de ma carrière, il y a cela une vingtaine d’années maintenant.
J’ai fait plusieurs boutique hôtels, puis les grandes chaine hôtelières m’ont contacté et j’ai commencé à travailler pour elles.
C’est vite devenu difficile de tenir à la fois le rôle d’architecte et celui d’architecte d’intérieur, donc un choix obligatoire – surtout en hôtellerie – s’est opéré, car le monde hôtelier étant dominé par les Anglos-Saxons, (même s ‘il y a une grande marque d’hôtels avec Accor), il y a chez eux l’architecte qui est très pointu techniquement et à côté de cela intervient l’architecte d’intérieur, lui aussi spécialiste dans son domaine – les deux spécificités intervenant chacune de leur côté respectif.
Donc sans renier mon passé, je me suis retrouvé plus architecte d’intérieur qu’architecte et aujourd’hui les contracts que j’ai avec toutes ces grandes chaines sont plutôt en architecture d’intérieur. Néanmoins, sur des plus petits projets, comme par exemple des maisons, ou même de plus en plus sur les hôtels, les gens reviennent à une vision plus globale et donc il y a plusieurs hôtels sur lesquels j’ai également travaillé en architecture.
Souvent aussi je propose des collaboration pour travailler avec l’architecte et avoir une vision plus transversale étant donné que j’ai toujours aimé faire de l’architecture; bien que sur les très gros projets il soit compliqué de tout faire. Si j’interviens en tant qu’architecte sur un très gros projet, ça va nécessairement être en collaboration. Cela m’est aussi arrivé à l’étranger (Japon, Inde) de réaliser la composition architecturale, reprise ensuite par les équipes locales pour qu’après j’y revienne réaliser la décoration d’intérieur.
À titre personnel, j’aime bien être transversal entre l’architecture, l’architecture d’intérieur et le design: c’est une façon de toucher à toutes les échelles du projet.
Je trouve que c’est intellectuellement intéressant, et puis j’aime bien ce décloisonnement entre ces trois champs créatifs. Encore une fois, ce n’est pas toujours facile parce qu’il y a des traditions qui varient aussi d’un pays à l’autre, et puis également en terme de capacité d’équipe je n’ai par exemple plus d’architectes au sein de l’agence maintenant même si j’en ai eu longtemps. C’est assez rare qu’un architecte ait la maitrise de l’architecture d’intérieur comme quelqu’un qui a spécialement été formé en architecture d’intérieur, donc même si j’ai cette volonté d‘être transversal on s’aperçoit que même en terme d’équipe cela n’est pas forcement facile.
Par contre j’ai toujours un designer pur au sein de mon studio pour justement conserver ce regard transversal.
Qu’est ce qui vous a amené à vous spécialiser dans le domaine de l’hôtellerie?
Comme pour beaucoup d’architectes, ça a été une opportunité: dans mon cas cela a été ce premier hôtel, qui a tout de suite marché, on m’en a redemandé un autre… C’est donc l’opportunité qui fait la spécialisation. Juste avant j’avais fait un concours international pour faire une cité de la musique, concours que nous devions gagner, mais qu’au final nous avons perdu. Si ce concours avait été gagné peut être que ma carrière aurait pris une autre voie…Dans notre métier c’est vrai qu’il y a un peu ce coté d’ « opportunités» qui s’ouvrent à nous et qui tracent les carrières.
Personnellement j’ai toujours été aussi intéressé par l’architecture d’intérieur. Je suis issu d’une famille ou il y avait plusieurs architectes donc l’architecture allait de soit, mais chez moi on s’intéressait aussi énormément au design, j’ai donc vécu dans cet environnement et j’ai naturellement eu envie d ‘être transversal.
Pouvez vous nous raconter l’histoire de l’hôtel Le Cinq Codet?
Je suis parti de cette même approche: l’histoire – et il faut faire attention car cela devient un peu la mode de procéder comme ça. Cette histoire je fais attention qu’elle ne soit pas de plaquée, pas le fruit de marketing. Elle doit trouver ses fondements par exemple dans l’environnement du projet.
Ce qui m’avait frappé en premier lieu était le bâtiment: son architecture initiale, et également sa situation: un quartier très chic mais aussi très domestique, entouré d’appartements, nous ne sommes donc pas dans un quartier de bureaux.
Donc autour de cette architecture industrielle années 30 située dans ce quartier chic l’idée m’est venue de travailler sur cet aspect domestique du loft, puisque le loft était un bâtiment industriel qui était rendu à un usage d’habitation. C’est donc cette idée de caractère domestique que nous avons cherché a sublimer.
L’idée du loft c’est aussi l’idée de l’artiste, puisque ce sont des artistes qui les premiers ont investi les lofts, d’où l’idée d’un lieu de collectionneur.
Ce sont donc avec ces éléments qui sont nourris par l’environnement que nous avons construit l’histoire spécifique de l’hôtel.
De cette idée là nous avons par exemple voulu faire des chambres qui ne ressemblent plus à des chambres d’hôtel, où on a l’impression d’avoir son petit pieds à terre privé. C’est un concept que je trouve intéressant et actuel comme on peut le voir avec Airbnb: les gens qui vont à l’hôtel n’ont plus envie d’être un client anonyme dans une chaine anonyme: ils ont envie de se sentir habitants de la ville elle-même et c’est comme cela que l’histoire de l’hôtel s’est développée pour créer cet environnement.
Combien de temps et de personnes a nécessité un tel projet?
Le projet de l’hôtel Le Cinq Codet a été assez vite et a duré 2 ans et demi. Mais nous avons d’autres projets qui peuvent parfois durer 4 ans, avec toujours une équipe dédiée. La personne en charge du projet va être présente en continue et autour d’elle il y a presque toujours au minimum une personne, un assistant, pour qu’il y ait toujours deux personnes sur un projet, mais par moments cela peut monter jusqu`à 4 ou 5 personnes.
Pouvez vous me parler de votre collaboration avec la marque CINNA?
La Société Roset (propriétaire et gérante des marques Ligne Roset et CINNA ndlr), est une marque présente depuis longtemps dans le contract en particulier dans le domaine hôtelier et avait une ligne spécifiquement de contract.
J’ai été amené à dessiner un certain nombre de mobilier il y a quelques années car j’avais des besoins spécifiques pour répondre au contract. Cela a commencé par un petit fauteuil: il s’agissait de lieux de restauration qui étaient dans une ambiance un peu lounge où nous n’avions pas envie d’une chaise trop sèche. Nous avions au contraire envie de quelque chose de plus décontracté avec une assise un peu plus basse, et puisqu’il y avait peu d’offre et que je ne voulais de quelque chose de trop grand, j’ai donc été amené à développer une première gamme de fauteuils pour répondre à ce besoin.
Cette gamme ayant très bien marché en contract, CINNA a trouvé qu’elle répondait aussi à un besoin au niveau domestique et donc ils l’ont ainsi proposée dans la gamme grand public. Cela a été à cette initiative que nous avons entamé notre collaboration: du fauteuil on a décliné une gamme de chaises, une première, une deuxième, on a fait des lampes entre temps…
Aujourd’hui on a de plus en plus de demandes en terme de design, nous somme d’ailleurs actuellement en train de développer une gamme avec une société qui s’appelle Concrète LCDA qui réalise des panneaux en béton, pour faire des habillages intérieurs décoratifs. Leur offre répond vraiment à ce qu’on a envie aujourd’hui. Matali Crasset était leur précédente directrice artistique mais ils ont décidé afin de renouveler leur offre de collaborer avec cinq designers différents (dont Patrick Norguet et autres belles signatures…), et nous travaillons donc sur une gamme en ce moment.
Souvent nous profitons des projets pour développer des projets d’édition. C’est une façon dans chaque projet d’introduire quelque chose jamais vu ailleurs, et de ne pas d’être simplement dans la prescription. Dans un projet nous dessinons souvent beaucoup de mobilier qui ne va pas toujours être édité, comme des têtes de lits, des chevets, des bureaux, de l’agencement relativement classique sur un hôtel, mais je pense qu’il faut toujours qu’il y ait aussi quelques pièces qui soient un emblématiques.
Nous l’avons par exemple fait avec Molitor avec le fauteuil qu’on retrouve dans toutes les chambres:
Ainsi dans chaque hôtel nous livrons quelques éléments emblématiques, que cela soient des éléments uniques comme une borne d’accueil mais aussi du mobilier qui peut paraitre en édition par la suite.
Est-ce dans cette même démarche que s’est opérée votre collaboration avec la marque de luminaires Art & Floritude?
Non. Ce n’était pas dans le cadre d’un projet spécifique. Art & Floritude sont venus nous voir parce qu’ils nous connaissaient et que nous avions déjà travaillé avec eux sur certains projets de décoration. Nous n’avons donc pas créé la gamme pour un projet dédié.
Est ce que cela marche aussi dans l’autre sens?
Effectivement nous l’avons déjà fait. C’est toujours intéressant car un designer a plusieurs façons d’aborder le projet d’un point de vue conceptuel. La contextualisation est une grande chance, elle car elle est source d’inspiration: le projet nous inspire et va nous porter sur des produits qui vont parfois être édités.
Mais ce n’est pas toujours le cas: par exemple nous avons une lampe posée que nous avons développée pour Ligne Roset qui s’appelle AROUN. Nous savions que, au contraire, cela ne serait pas du tout un objet hôtelier, nous ne l’avons d’ailleurs jamais mise dans un hôtel, car cette lampe reste un produit très domestique: il est difficile en hôtellerie de pouvoir poser quelque chose comme ça sur le sol.
Mais souvent nous profitons de la contextualisation d’un lieu, de l’inspiration qu’il porte, pour faire du design.
Où puisez vous votre inspiration?
Ce qui m’intéresse est de dépasser le simple, juste une esthétique graphique et presque sculpturale…ce qui m’intéresse c’est que l’objet soit à même de véhiculer une atmosphère globale et donc soit le relais vers cette atmosphère, et qu’il symbolise justement ce type d’atmosphère.
Quelques fois il y a un un meuble qui nous inspire pour faire un décor total d’hôtel. On revient toujours à cette idée de contextualiser, il est donc normal que la littérature, le cinéma soient aussi des éléments d’inspiration et à ce moment là c’est un espèce de fils rouge, un univers global qu’on développe et l’objet prend sa place dans cet univers. Il peut en être la quintessence, le résumé quand on l’isole, mais bien sûr s’il est dans le cadre du projet c’est une pièce du puzzle qui va se composer.
Donc l’inspiration est multiple. J’ai aussi beaucoup travaillé au Japon, j’aime bien les matières qui sont exprimées dans leur quintessence, je n’aime pas lorsqu’on a l’impression de les travestir: j’aime bien que le bois ressemble au bois, si c’est du métal qu’il soit exprimé en tant que métal. L’architecture au Japon est intéressante car on laisse les matières à l ‘état brut, par exemple le béton qui peut être très beau. Cela représente aussi une source d’inspiration.
Jean-Philippe Nuel me montre alors sa réalisation de l’Intercontinental Marseille Hôtel Dieu:
Des murs il a conservé les pierres si emblématiques du vieux port, situé à proximité:
Le panneau mural du lobbys quant à lui s’inspire des reflets de la luminosité si brute sur l’eau dans cette région:
Ce qui est intéressant avec l’inspiration est que je n’ai pas qu’une source unique: je pourrais parler de cinéma, de littérature, de matériaux, la sociologie est un domaine qui m’intéresse aussi beaucoup, de se dire que l’on fait des produits qui sont en phase avec notre temps, qui nous ressemblent…Ce sont tous ces éléments qui vont se composer pour faire le projet et le produit – l’un ou l’autre.
Est-ce que cette histoire est expliquée aux hôtels, et est-ce qu’eux mêmes la communiquent à leurs clients?
De plus en plus. Nous avons toute cette démarche pour amener le client au projet et lorsque finalement le projet est livré certains des hôtels qui nous disent « redonnez nous la quintessence du cheminement créatif ». Mais souvent les clients sont contents d’avoir leur projet, et cela s’arrête là.
Lorsqu’on fait cette phase de travail avec des moodboards, des assemblages d’images, et il y a aussi un problème technique lié à ce type de support: nous travaillons avec des images qui ne sont pas forcement libres de droits puisqu’elles ne sont pas publiées.
Ainsi cet aspect du travail du projet dans son évolution qui est passionnant reste donc secret car il rencontre cette difficulté de ne pas pouvoir être diffusé. C’est une des raisons pour lesquelles ces démarches ne sont pas toujours explicitées, ou alors il faudrait ne le faire qu’à l’aide de mots, mais nous nous trouvons dans un univers tellement de ressenti et visuel que c’est dur de ne pas profiter de l’image.
Interaction avec les décors
Puis Jean-Philippe Nuel me montre des visuels des photos, inspirées du travail de Man Ray, accrochées dans les chambres de l’hôtel Le Cinq Codet:
Il y a aussi des clients que cela gêne, donc en même temps la liberté donnée de pouvoir déplacer les choses est aussi une liberté de pouvoir cache. La photo n’est pas accrochée au mur de façon figée: il y a une petite chainette que le client peut enlever. Mais même le client auquel les photos plaisent a l’impression qu’il peut interférer avec le décors. Cela fait partie de toutes ces pistes pour être en phase avec l’époque.
Notre travail d’architecte d’intérieur est intéressant, mais ce qui est encore plus important c’est que nous fassions un lieu qui soit en résonance avec nous même, avec ce que nous sommes, et si le lieu est en résonance avec nous même c’est là qu’on aura réussi quelque chose.
Molitor: nous sommes toujours l’héritage de quelque chose avec lequel on évolue..
C’est pour cette raison que dans beaucoup de projets j’adore mélanger les choses, être dans des bâtiments historiques, avoir une signature contemporaine, j’ai ainsi l’impression qu’on garde nos racines mais qu’on accepte d’être dans notre époque. Je ne suis pas architecte du patrimoine, cela ne m’intéresse pas. Je vais pourtant respecter le patrimoine, mais je ne suis pas pour un regard figé, je suis pour un melting pot qui nous ressemble.
Je pense que cela représente le fond de notre travail: être un récepteur des tendances et de les retraduire dans un projet qui encore une fois doit trouver sa propre résonance avec ce que l’on est, ce que tout le monde est.
Chacun est plus ou moins en résonance avec son passé, son background , par rapport à un projet. Nous ne pouvons pas être universel dans notre réponse. C’est quelque chose de très intéressant.
Dans ces mélanges, comme dans la musique, il y a un espèce d’accord qui se fait et qui passe. Sur ce projet je ne voulais avoir une vision unitaire, refaire une reconstitution de 1930, je préférais être plus en diagonale sur l’histoire du lieu. On a par exemple récupéré des sols en carreaux en pavé de verre de la Samaritaine, et on les a fait remonter dans une structure métallique pour les faire des paravents:
Comme sur beaucoup de projets nous essayons de retrouver des objets, de chiner, ce qui est assez compliqué dans des gros projets parce qu’opérationnellement c’est compliqué à faire – il faut les acheter, les stocker – dans le cadre d’un projet institutionnel. Mais dans chaque projet j’essaye de le faire, que ce soit par du design ou dans cette approche là qu’on ait une de réponse non duplicable d’un projet.
Sur la répétition
Pour moi un projet ne doit jamais se trouver dans la répétition, d’ailleurs cela pose le problème de notre métier: il y des gens qui ont une signature très marquée et reconnaissable, moi je n’ai pas du tout cette volonté là.
C’est exactement comme en littérature ou en cinéma: on fait toujours un film différent mais on fait toujours aussi le même film. Je ressens cela de manière très forte. J’ai l’impression de faire toujours le même projet mais de toujours aussi faire un projet différent, et comme je suis porté par le lieu j’ai envie de raconter une histoire différente inspirée par ce dernier.
Le dernier projet en date de Jean-Philippe Nuel s’agit de la rénovation de l ‘hôtel Le Général, dont l’inauguration aura lieu le 31 Mai prochain:
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