La revue d'architecture et de design
Discussion avec Pernette Perriand et Jacques Barsac, à propos de Charlotte Perriand, au Cassina Store —Silvera— à Lyon
Il y a quelques jours, BED était invité à une discussion entre Pernette Perriand et Jacques Barsac. Une discussion aux sujets divers, amenés aux hasard des anecdotes et des éléments de discussion apportés par Maëlle Campagnoli, journaliste et modératrice pour l’occasion. On vous laisse découvrir la discussion, au gré des sujets, telle que nous avons pu la découvrir sur place…
Pernette Perriand, la fille de Charlotte Perriand, témoignage de son quotidien
D’entrée de jeu, la question est posée par Maëlle à Pernette Perriand de ce que serait sa madeleine de Proust, rappelant au passage qu’elle a véritablement grandi auprès de Charlotte Perriand, jusqu’à travailler avec elle. Pernette évoque rapidement la chaise Ombre comme un souvenir tout particulier. Présentée en 1954, au Japon, à l’occasion de l’exposition Synthèse des Arts, elle a initialement été créée pour son père -et mari de Charlotte Perriand-, Jacques Martin. Il était alors directeur de Air France à Tokyo et possédait une maison traditionnelle japonaise. Le traditionnel dépouillement des lieux était scrupuleusement respecté, malgré le fait que Jacques recevait, par ses fonctions, beaucoup. C’est ainsi qu’elle développe une chaise très épurée, d’une intelligence formelle toute particulière. Pour les raisons évoquées précédemment, les nombreuses chaises nécessaires étaient, la plupart du temps, rangées, et se devaient d’être empilables. Aussi, elles avaient la particularité de se glisser sous la table et de ne prendre aucune place superflue.
Plutôt designer d’édition que designer industrielle
Pernette précise que la chaise Ombre, aujourd’hui éditée par Cassina, n’est pas un succès commercial, et qu’elle le regrette. “Peut-être parce qu’elle est en multiplis?” lance-t-elle “Elle serait en cuir, ce serait peut-être différent”. La fille de Charlotte en profite pour rappeler que Charlotte n’a pas eu de succès populaire, comprendre ventes aux volumes importants. “Hormis des tiroirs en plastique, qui se sont énormément vendus” Plus éditorial, la vision du design de Charlotte Perriand était rarement à visée industrielle. Une manière de renforcer sa vision que chaque meuble devait d’abord dialoguer avec son époque, sa géographie, son utilisation ? A l’époque, en 7 ans d’édition chez Thonet, seuls 200 exemplaires de la désormais iconique Chaise longue seront vendus. Mais Charlotte “s’en moquait”.
Pernette Perriand et Jacques Barsac rappellent alors le plaisir qu’ils ont de travailler aux côtés de Cassina qui permet de faire vivre la mémoire de Charlotte Perriand. Un mobilier intemporel, pour lequel Jacques se plaît à questionner ceux qui le découvrent aujourd’hui. “D’après vous, la table Montparnasse, quand a-t-elle été dessinée ?” s’amusent-ils à leur demander, et répondre “1938, c’est fou, non ?”
Charlotte Perriand, réellement designer ?
Charlotte Perriand n’aimait pas être définie comme designer. Le terme, apparu en France de manière définitive dans les années 70, n’est alors pas en adéquation avec l’image globale de la conception qu’elle explore depuis les années 30. Pour elle, un objet n’a de sens que s’il prend en compte l’espace dans lequel et pour lequel il est conçu. D’où l’importance de sa vocation à évoluer. Selon Charlotte, le designer conçoit un objet qui n’atterrit que plus tard dans un espace (c’est, de fait, le paradoxe de certaines pièces éditées par Cassina, qui n’avaient pas vocation à meubler d’autres espaces que ceux pour lesquels ils avaient été dessinés, à voir donc comme des pièces hommage). Elle considérait ses objets comme des productions d’architectes, à voir comme faisant partie d’une architecture globale. En ça, par sa relation à l’espace, des objets comme la chaise Ombra, ou encore le Fauteuil tournant, créé pour son atelier parisien de la place Saint-Sulpice, sont relativement bas, pour que le regard ne s’y arrête pas, offrant une sensation d’espace sans pareil. Son activité, elle la caractérisait par “le Métier d’architecture”.
Un dessin est fait pour évoluer, au fil des besoins, des époques, des moyens
Chez Charlotte Perriand, un dessin ne donnait jamais naissance à un meuble figé ; il était toujours en mesure et susceptible d’évoluer. Pernette Perriand en veut pour exemple la table Rio, que la conceptrice avait dessinée pour elle-même lorsqu’elle était au Brésil (Jacques Martin, son mari, est alors directeur de Air France en Amérique latine). Pour ce modèle unique, le bois utilisé était du Jacaranda, et le centre tapis de cannage. A ce moment-là, elle avait bien précisé qu’il serait tout à fait possible de remplacer le cannage par “du marbre, de la tôle émaillée”, etc.
“Charlotte détestait les vintages”
“Charlotte détestait les vintages” clame Pernette ! “Aujourd’hui, des originaux se vendent plusieurs centaines de milliers d’euros” alors même que la créatrice appelait Cassina pour produire des pièces pour ses expositions, les préférant aux originaux. Le cas s’est trouvé pour l’exposition “Un Art de vivre” qui s’est tenue à Paris, au Musée des Arts Décoratifs, du 29 janvier au 1 avril 1985. Pour recréer le salon d’automne, elle a demandé à Cassina.
De la même manière que les prototypes des fauteuils Grand confort et Petit confort, avec lesquels la famille vivaient, étaient régulièrement revêtue d’un cuir neuf, Charlotte détestant lorsque c’était abîmé. D’ailleurs, lorsque le Centre Pompidou a pris possession du prototype du fauteuil Grand confort, ils l’ont trouvé trop neuf, doutant un instant de son caractère pleinement originel.
Pour Jacques Barsac, l’une des révolutions modernes menées par Charlotte, c’est le corps. C’était l’une de ses grandes fascinations, tantôt par la pratique sportive en montagne que Pernette peinait à suivre, détestant la montagne lorsqu’elle était petite, tantôt par les réflexions qu’elle faisait des usages du mobilier de son époque.
Les normes, contraintes des dessins originaux
Au Japon, difficile de produire en métal dans les années 50. De ce fait, Charlotte fait de la Chaise longue une version en bambou. Lorsque Pernette et Jacques ont commencé à travailler au côté de Cassina pour l’éditer, ça a d’abord été la frénésie ! Commencez par 3 ou 4 premiers protos magnifiques, et poursuivez par un accueil fantastique au Salone del mobile à Milan, où la Chaise longue a d’abord été présentée. Pas moins de 200, voire 300 commandes directement lors de l’évènement ! Malheureusement, à ce moment-là, les tests en usine de conformité, de durabilité et de résistance n’avaient pas été poussés. Durant ces tests, une presse doit venir écraser l’objet à raison d’une certaine masse appliquée en compression. La Chaise longue, en tout point conforme à l’original, cassait. Les processus étant extrêmement longs, c’est aux termes de périodes de 15 jours que les ingénieurs de chez Cassina appelaient Pernette et Jacques pour annoncer la mauvaise nouvelle, et leur demander leur accord pour retenter le coup après avoir ajouté un couple de millimètres. C’est deux années plus tard et 4 ou 5 millimètres “de trop” par rapport à l’original que les premiers clients ont enfin pu être livrés !
L’exemple est tout aussi frappant sur la bibliothèque Nuage, que les équipes ont d’abord produite pareille à l’originale. Mais très vite, les premiers clients livrés, une fois les tablettes bien chargées, ont annoncé à la marque qu’elles flanchaient. Il a donc fallu ajouter 2mm. Des anecdotes qui montrent l’importance d’avoir des éditions en adéquation avec leur époque, parfois plus ou moins légèrement éloignées des dessins originels. Rappelons également qu’une partie des pièces étaient destinées à l’usage personnel des usagers à qui elles s’adressaient. Des “éditions vivantes”, c’est exactement le souhait des ayants-droits de Charlotte Perriand, de sorte à faire vivre son travail, dépassant la simple réédition. Jacques Barsac précise néanmoins que des pièces comme le fauteuil Grand confort, rééditées par Cassina en collaboration entre Pernette Perriand et la Fondation Le Corbusier, n’ont pas été modifiées dans leurs proportions.
La vie contemporaine des archives
Nos deux invités reprennent la parole pour indiquer que les droits d’auteurs que verse Cassina permettent de construire et mener à bien des expositions, mais aussi de sauvegarder les archives, un pan méconnu de l’édition du design qui est pourtant primordial, et extrêmement onéreux. Pernette Perriand précise par ailleurs que son souhait est de ne pas recourir aux aides quelconque, de préserver les archives de toute dispersion, et définitivement de rester indépendants. C’est le prix de la liberté. Les calques qui contiennent les précieux dessins de Charlotte Perriand sont aujourd’hui rangés dans des tiroirs ; auparavant, la conceptrice les plaçait dans des tubes très serrés. Pas moins de 300 dessins composent les archives, chacun étant agrémenté de différentes déclinaisons, chère à Charlotte Perriand. Toute sélection dans les archives est issue d’un dialogue de fond avec Luca Fuso, directeur de Cassina, que nous avions eu la chance d’interviewer lors de sa venue à Lyon, dans le cadre d’une prise de parole avec la designer Patricia Urquiola. C’est un processus particulièrement long car la plupart des clients ont besoin de rattacher l’objet à une forme conventionnelle, et ce n’est pas toujours le cas chez Charlotte Perriand, avec certaines pièces notamment qui ont été dessinées pour un lieu en particulier. Cassina ne prend aucune décision sans l’accord des ayants droits.
Des dessins intemporels à la pointe de l’avant-garde
Pour les Fauteuils Grand Confort, Charlotte Perriand était allé voir Peugeot, accompagné de Pierre Jeanneret, l’autre collaborateur de Corbu. Ils se sont moqués, précisant qu’en tubes, ils ne fabriquaient que des vélos. C’était un vrai défi à l’époque, on le voit par cette anecdote avec Peugeot, mais également par Le Corbusier qui déclarait ne pas savoir (faire) fabriquer un siège en tube, tandis qu’il avait une vraie expérience du bois. Ajoutez à cela que les Fauteuils Grand Confort avaient la particularité d’avoir un double angle à l’avant, impossible à plier, qu’il fallait donc souder. Une montagne pour l’industrie de l’époque… Mais pas de quoi décourager Charlotte Perriand ! Pour la petite histoire, Thonet considérait que le Grand Confort coûtait 5 fois plus cher à produire que le fauteuil Wassily. Ils ont naturellement dit non pour l’édition… Pourtant, comme le précise Jacques Barsac, la “force plastique de ce fauteuil vient précisément de cette “erreur” de conception” qui le rend si complexe à produire. Dans les notes, Charlotte Perriand précisait que le fauteuil pouvait se décliner, certes en cuir comme nous le connaissons aujourd’hui, mais également en raphia pour ceux avaient moins de moyens.
Plus qu’une conceptrice, Charlotte Perriand était dans une démarche de recherche
Ce qui l’intéressait c’était la vie ; aujourd’hui, elle se questionnerait sur la manière dont vivent les gens. Pernette pense par exemple que “le télétravail l’aurait beaucoup intéressé”, par son métier notamment, car il est possible de concevoir de partout, que ce soit dans son studio parisien ou pendant une session de spéléo en montagne.
La dernière année de sa vie, elle parlait beaucoup avec des étudiants. Elle considérait que le XXIe siècle correspondait à une forme de vie légère. Elle se battait bien davantage pour des questions d’urbanisme que d’intérieur. Elle était notamment convaincue qu’il fallait végétaliser les toits, à l’image des fermes norvégiennes vieilles de plusieurs siècles déjà.
Charlotte Perriand a passé 20 ans sur la station de ski des Arcs, c’est définitivement sa grande œuvre. Elle a toujours associée à un architecte, car elle n’a pas demandé, après la guerre, à être reconnue comme architecte, car l’Ordre des architectes avait été institué par Pétain. De fait, bien qu’elle dessinait parfois tout, les architectes prêtaient leurs noms. Aux Arcs, elle a en réalité dessiné tous les bâtiments 1600 et 1800, mais également dirigé la partie urbanisme, conçu les intérieurs, jusqu’aux moindres détails, “dans des conditions économiques redoutables” comme le précise Jacques.
L’évolution du nom de ses productions
Lors de l’édition des pièces qu’elle a dessiné en collaboration avec Le Corbusier et Pierre Jeanneret, étaient inscrits les trois noms D’abord les trois noms “Le Corbusier, Pierre Jeanneret, Charlotte Perriand”. Après guerre, le Corbusier a imposé les lettres LC en préfixe pour tous les meubles. Pour prendre trois exemples, les LC2 et LC3 sont respectivement (re)devenus “Fauteuil Grand Confort, petit modèle et grand modèle”, la LC4, “Chaise longue à réglage continu, durable”, le LC7 “Siège tournant, fauteuil”, des noms simples, descriptifs, qui collent mieux que jamais à l’esprit originel des projets.
Ya-t-il un style Charlotte Perriand ?
Elle avait horreur des formules, considérait qu’il n’y avait pas de recette ; car ça dépend du lieu. Japon, Brésil, Europe, ça dépend… Pour qui ? Avec quel fabricant ? A ce propos, ces croquis était d’abord imprécis, volontairement. Elle souhaitait discuter avec la personne qui allait fabriquer le meuble, l’objet, pour mettre à profit son savoir-faire. Ensuite seulement, elle pouvait s’attaquer aux dessins d’exécution. C’est une vraie méthode. Elle n’imposait pas, les projets étaient issus d’une discussion.
Le tempérament de Charlotte
Elle savait ce qu’elle voulait. Au sujet de la résidence de l’ambassadeur du Japon qu’elle réalise en 68, Pernette qui l’accompagnait nous raconte, qu’arrivées au premier étage où l’électricien posait les luminaires, Charlotte découvre qu’il n’a pas posé la prise à la bonne hauteur. Elle fait donc remarquer à l’artisan que la réalisation ne correspond pas aux plans, ce à quoi il rétorque “qu’il n’a pas d’ordres à recevoir d’une bonne femme”. Elle l’a immédiatement sommé de partir, chose qu’il a refusé. Elle s’en est alors allée trouver le téléphone du bistrot en face pour demander à l’entreprise de l’électricien de faire pour qu’il s’en aille et de réinstaller l’interrupteur précisément où il devait être. Des relations saines, basées sur un rapport égalitaire homme-femme appris en montagne. Charlotte Perriand disait “Que vous soyez homme ou femme, il faut aller jusqu’au bout, jusqu’au sommet/au col.” Pernette précisant que dans une cordée ce n’est pas forcément une femme qui flanche en premier.
Nous espérons que ces mots, anecdotes, tranches de vie vous en auront appris un peu plus sur Charlotte Perriand et sa philosophie de créatrice. Pour en savoir plus, on vous conseille bien évidemment la bibliographie de Jacques Barsac, notamment auteur de Charlotte Perriand, Un art d’habiter 1903-1959 ou encore Charlotte Perriand, l’œuvre complète (en trois volumes). A découvrir !
Plus d’informations sur l’éditeur : Cassina